Dégustation de vieux millésimes de crus classés de St. Julien (et de deux Sauternes) : 1916 à 1967

Chemin des Vignes, Issy-les-Moulineaux, France, le 25 avril 2007

Introduction
Les vins de Bordeaux doivent une bonne part de leur renommée à leur capacité à bien vieillir. Cela veut dire que les meilleurs d’entre eux se conservent en bon état, souvent en se bonifiant, pendant plus d’une génération. Mais aujourd’hui nous buvons nos vins de plus en plus jeunes. Et, avec le système des « primeurs », nous les jugeons aussi (trop) dans leur prime enfance, avant même leur mise en bouteille. N’ayant que rarement l’occasion de vérifier cette réputation de longue garde, nous perdons peu à peu le goût même des vins que l’on disait autrefois « à maturité ». La mode est aujourd’hui au toujours plus : il faut des tannins « impressionnants » et  des « masses de fruit » pour qu’un vin reçoive l’onction de certains palais. Nous sommes au contraire ici dans le domaine de la délicatesse, voire de l’éthéré. Autrement dit, les repères manquent, et on est obligé de juger par la sensation et par l’émotion générée. Ce renvoi à soi-même, à sa conscience du passé et à sa sensibilité individuelle, est salutaire car il nous met en face de nous-même. Nous ne vivons pas coupé de notre histoire, alors pourquoi se couper de l’histoire du vin ? Histoire qui revient avec force, par exemple, lorsqu’il s’agit de déguster des vins élaborés au cours des deux dernières guerres mondiales, pendant que nos pères et grands-pères se battaient pour que nous existions aujourd’hui.
Les autres leçons de ce type de dégustation, dans lesquelles les aléas d’un stockage ou d’un bouchon un peu défectueux peuvent faire basculer le sort d’un flacon, très souvent unique dans la collection d’un individu, tiennent à l’indulgence nécessaire face à un défaut mais aussi à la nécessité de relativiser l’importance d’une sacro-sainte carte de millésimes. Ce dernier « outil », censé prédéterminer la qualité d’un ensemble par une « moyenne », n’a plus aucun sens lorsqu’il s’agit de juger un seul individu.

Les vins et leur âge
Provenant de stocks de clients achetés, ou du stock de la famille Legrand, cavistes à Issy de longue date. Les étiquettes étaient souvent abimées. La règle de ces séances veut qu’un vin « en réserve » remplace un flacon qui n’est plus bon. C’est pourquoi vous trouverez 13 vins dans le liste ci-dessous.
J’ai noté, au cours de la soirée (on fait parfois des choses inutiles lors d’un dîner), que le nombre total des années qui nous sépare des dates de naissance de tous les vins cumulés était de 770 ans. De quoi se sentir tout petit !

Occasion et lieu
Yves Legrand et son équipe a fait du Chemin des Vignes, à Issy-les-Moulineaux, un des hauts lieux du vin de la région parisienne. Entrepôt de vins dans les anciennes crayères à 30 mètres sous terre, le bien nommé reprend, en le transformant, sa part de l’histoire du vignoble francilien. Un brin de vigne a été replanté, en terrasses, devant le petit restaurant appelé Issy Guinguette. Ce vignoble garde l’entrée du tunnel qui mène vers la cave souterraine, tandis qu’une boutique garde le portail d’entrée de cet ensemble. Une sorte de mini-ferme gravite autour des vignes, grimpant le talus du chemin de fer que mène à Versailles. Sa population est triée sur le volet : le coq Ausone et la truie Saucisse. Les mangera-t-on un jour ? Il est permis d’en douter.
C’est sur la terrasse devant le restaurant, lors d’une belle soirée d’avril baignée d’une chaleur presque estivale, que la dégustation se déroula autour d’un excellent dîner. 12 convives pour 13 flacons.
Les vins ont été servis par séries de trois, et à découvert. L’esprit de notre hôte, Yves Legrand, a plané sur cette soirée : espiègle et curieux, exigeant mais tendre, réunissant d’un trait le présent au passé, comme un bon vin qui vieillit bien. Sa lecture de la règle de Saint Benoit relative à la consommation du vin (rédigée de la main du père d’Yves dans une si belle calligraphie) nous donnait la mesure. Un extrait, pour le plaisir : « que si la situation du lieu, ou le travail, ou les chaleurs de l’été demandent quelque chose de plus, la volonté du Supérieur en décidera ; mais il veillera avant tout à ne pas laisser aller jusqu’à la satiété ou à l’ivresse. » Nous avons, grâce à Yves, élevé pour l’occasion au rang de Supérieur, respecté l’esprit de la règle.

Léoville Barton 1967
Ce millésime est considéré comme médiocre à Bordeaux, hormis le cas des vins doux de la région sauternaise, alors je n’attendais pas grand-chose de ce vin. Une très bonne surprise était au rendez-vous, ce qui prouve, une fois de plus, que les cartes de millésimes sont à jeter aux oubliettes !
Un très beau nez de fruits en confiture (fraise), aux accents de mine de plomb, bien présent au début et qui a su persister pendant les deux heures du repas. Une impression de délicatesse et de finesse, mais avec du fond. En bouche c’est la profondeur et le fondu des tannins qui impressionnent le plus. Derrière, en filigrane, le fruité donne beaucoup de vivacité et amène une finale très élégante, classiquement St. Julien, un peu sur l’acidité, ce qui indiquerait tout de même une année ou la maturité des raisins ne devait pas être impeccable. Mais la persistance des saveurs signe néanmoins un grand vin, encore très vivant.

Gruaud Larose 1975
Le fait que ce millésime prenne la suite d’une série d’années catastrophiques explique, en partie, son statut de « grand ». Issu d’un été chaud et sec, et d’une époque qui connaissait à peine les contrôles des températures de fermentation à Bordeaux, le résultat fut des vins dont les indices de tannins impressionnaient, mais qui ne possédaient que peu de fruit autour. Ce manque d’équilibre au départ ne s’est jamais rattrapé, et la plupart des vins ne se sont jamais ouverts, restant durs et rustiques. Ma fille est née en 1975, ce qui m‘a poussé à acheter un certain nombre de bouteilles de ce millésime, alors je suis assez bien placé pour commenter ma déception !  J’en goûte chaque année, avec un secret espoir que l’ouverture vers l’extase gustative arrivera un jour : parmi les 1975 que j’ai goûté, seul Cheval Blanc m’a procuré un grand bonheur.
Ce Gruaud m’a paru relativement affiné pour un 1975. On sent encore ses tannins mais ils semblent fondus, ou plutôt émoussés, comme un instrument pointu qui se serait érodé sous l’effet du temps. L’ensemble garde la fermeté qui caractérise le millésime mais dans un registre plus délicat que beaucoup. En revanche on cherche en vain un fruité agréable capable d’égayer le palais. Buvable.

Beychevelle 1975
Le nez est fermé (encore !) et un peu métallique. En tout cas il ne donne que peu d’agrément. En bouche le vin est anguleux et rigide, d’une austérité qui combine acidité et tannins fermes. Peu plaisant : un vin pour masochistes.

Léoville Las Cases 1964
Un millésime dont on dit qu’il fallait choisir entre vendanger tôt et subir la pluie. Le nez n’est pas expansif au début, mais il dévéloppe progressivement beaucoup de profondeur. Ses arômes tournent autour de la prune avec un accent très terrien. C’est beau et émouvant. En bouche on est frappé par la texture veloutée de sa matière. Quel contraste avec les 1975 ! Elégance, fraîcheur et complexité sont au rendez-vous, donnant des saveurs exceptionnellement vibrantes. Les tannins sont complètement fondus dans cet ensemble, qui dégage une impression d’harmonie vivante. Le vin reste en très grande forme tout au long du repas. Un vin exaltant, très grand et incontestablement une des « stars » de la soirée.

Gruaud Larose 1949
Le nez semble un peu oxydé. La texture est rugueuse, séparant les tannins, encore présents, du fruit, qui semble acidulé et un peu fatigué. Les saveurs se montrent hésitante, entre le doucereux et l’acidulé. Une belle longueur conduit vers une finale un peu métallique. Voilà une beauté un peu fanée, mais qui possède encore du charme.

Talbot 1942
On ne peut que penser aux conditions de vendanges de ce vin, en pleine deuxième Guerre Mondiale !
Le nez est étonnant car il évoque plutôt des fleurs, en particulier la pivoine. En bouche c’est un vin délicat mais juteux, avec un très joli fruit, plutôt acidulé. Il me fait penser davantage à un pinot noir qu’à un assemblage dominé par le cabernet ! Tout est fondu, donnant une très jolie texture soyeuse. Une surprise délicate, très plaisante.

Ducru Beaucaillou 1934
Ce flacon a peut-être été mal stocké. En tout cas le nez de figues et l’acidité volatile puissante donne un résultat franchement désagréable qui indique que son apogée est loin derrière nous.

Léoville Barton 1929
La carafe qui nous est servie provient de deux demi-bouteilles assemblées !
Le nez montre une belle présence, juste un peu métallique. C’est aussi un vin de finesse, avec l’acidité qui domine parfois en bouche, mais encore enrobée par de jolies saveurs viniques. Etonnant que ces demi-bouteilles aient pu avoir une telle longévité. Comme j’aimerais déguster une bouteille ou un magnum de ce vin !

Gruaud Larose 1928
La robe est d’une jeunesse étonnante. Le nez me rappelle le thym. En bouche je suis surpris par la vigueur de ses tannins. Ce vin a du être imbuvable pendant sa jeunesse ! Aujourd’hui ses tannins sont certes fondus, mais encore virulents, donnant de la mâche et du relief à une matière profonde. Ce vin étonnant paraît presque rustique et juvénile après près de 80 ans !

Gruaud Larose 1916
Une guerre de plus et 90 ans au compteur. Moment d’émotion pour ces deux derniers vins qui ont dû être vendangés et élaborés par des femmes, des vieillards et des enfants.
Le nez est éthéré, très difficile à décrire. Notes iodés, d’herbes et de résidus de fruits. En bouche c’est très frais et friand, tissé autour d’un fond tannique encore perceptible. Le fruité est bien vivant, attrayant et très persistant. Cela finit en dentelle, donnant une belle sensation de délicatesse et d’équilibre.

Ducru Beaucaillou 1916
Le nez rappelle le fumé. En bouche je suis frappé par la qualité superbe de son fruité. Tout est fondu dans un ensemble très équilibré et fin. Notes de mine de plomb bien caractéristiques de vieux médocs.
Deux vins étonnants, encore bien vivants et nécessairement très émouvants

Et deux grands Sauternes pour finir……
Rayne Vigneau 1939
Nez très complexe et riche, qui rappelle le moka, la figue, l’écorce d’orange et le caramel. En bouche on retrouve toutes ces saveurs, dans un registre velouté et peu sucré, car le sucre est encore là, mais modéré et modulé par la richesse des saveurs. Bonne longueur et finale méditative.

Guiraud 1922
Une complexité olfactive encore supérieure au vin précédent, car il ajoute des notes épicées à un ensemble qui semble moins immédiatement sucré. Une très belle texture entoure un ensemble vibrant, encore très fruité. Cette grande suavité ne masque pas la vibration étonnante que dégage ce vin magnifique.